- Ode à la beauté végétale -
Très cher client du Vieux Duluth express,
Il m’est singulièrement impossible de décrire l’émotion que j’éprouve à l’instant même où vos yeux peu instruits parcourent difficilement cette missive. Reconsidérons. Donc, en des mots que je juge assez simples, une immense joie m’inonde l’estomac. Un goût de feta sur la langue, quel nectar! Il me fait plaisir, un plaisir de yaourt et de concombre dans la bouche, un plaisir orgasmique, oui, de m’adresser à vous aujourd’hui, non pas en tant que parties d’un tout, mais en tant qu’un tout.
Un tout qui veut toujours tout, oui. Un tout qui réclame toujours tout, c’est plus juste. Qui le mérite, c’est autre chose, par contre. Mais un tout, néanmoins. Un tout ingrat, impoli, mal élevé, radin, mal propre, pestilentiel, laid, répugnant, égocentrique, irrespectueux, condescendant, suffisant, bien-pensant, moralisateur, paumé, irréfléchi, illettré, disgracieux, inutile, hautain, altier, inculte, sourd, aveugle, colérique, paranoïaque, pinailleur, simple d’esprit, lent, raciste, empoté… Mais n’anticipons pas!
D’abord, il vous faut comprendre que, malgré le peu d’expérience que m’a apporté mon an derrière ce comptoir, je ne suis pas complètement incapable. Peut-être mon air exotique vous donne-t-il l’impression d’incompétence totale, mais je vous assure, il n’en est presque rien. Presque. Certes, je ne sais pas encore ce qu’est un spanakopita ou une tzatziki, mais je serais prête à parier les quelques pièces de mon pauvre pourboire quotidien, ce qui n’est pas pour peu dire entre vous et moi, que nous avons effectivement du premier, coincés entre les artichauts et les champignons à bâbord et la salade grecque B à tribord, et que le deuxième ne veut pas aussi dire terriyaki, même à ses heures les plus coquines.
Si, toutefois, vous doutez encore de ma compétence, malgré les nombreuses et merveilleuses fins de semaine passées ensemble à répéter sans cesse les mêmes formalités, vous qui, client régulier, venez régulièrement mais ne connaissez pas encore les trois sortes de sauce, vous devrez quand même m’accorder un français, ma foi, impeccable et sans accent. Par pitié, cessez donc d’articuler votre commande de votre ton doucereux, façon exagérée pour m’aider à mieux comprendre les mots. Vous vous embarrassez plus qu’autre chose.
Par ailleurs, il me faut noter que, règle générale, dans les magasins, on regarde avec les yeux. Ce n’est pas parce qu’il y a une vitre entre votre doigt crasseux et la « marchandise » que les règles changent, ni parce qu’il n’y a pas de « Vous brisez, vous payez ». Vous ne m’aurez pas. Comprenez que vous n’aurez pas plus de feta parce que vous le pointez lourdement. Promis, pas une miette de plus, pas une. Et de grâce, comprenez aussi qu’il n’y a pas de mouche à écraser dans la fenêtre. Dieu ne vous a pas pourvu de tapette à mouche intégrée sur l’index de la main gauche, tout de même. Ne soyons pas ridicules.
Ensuite, il faut aussi mettre les choses au clair sur le mot « gyro ». Premièrement, un gyro, ça ne veut pas dire grand-chose. C’est la viande, tout simplement. Donc, assiette ou pita ou wrap ou burger, il faut le préciser. Par pure préférence, je l’avoue, j’aime bien quand vous le spécifiez avant j’aie fini de monter votre assiette. Deuxièmement, question prononciation, « gyro », ce n’est pas un mot anglais, alors, l’accent, vous voyez… Et il n’y a pas non plus de –u- à la fin du mot! Enfin, pour ma part, je ne voudrais certainement pas qu’on me serve un « Girard » (ni même un « Giroux »!) au poulet…
Cependant, je dois l’avouer, ce qui me fend le cœur, vraiment, c’est votre calvaire de feta. Très sincèrement, je compatis à votre supplice. C’est un véritable festin dans la bouche, ce feta, je l’admets. Je me trouve profondément répréhensible de ne pas plier à vos caprices. Et obtuse de ne toujours pas comprendre que vous payez seulement le feta et les olives d’une salade grecque. Et au cul, les tomates, les piments et les concombres!
Mais pour l’amour du livreur de légumes, ne voyez-vous donc pas la beauté de la salade grecque lorsque vos vils caprices ne l’ont pas encore atteinte? Cette parfaite symétrie de vermeil et d’émeraude, de rubicond et de béryl, de sang et de vie? Cette harmonie de couleurs qui réchauffent l’âme sous un manteau tout blanc, tout pelucheux. Un visage cristallin, albâtre parsemé de grains de beauté dont la forme un peu étirée, couleur ébène, ne va pas sans rappeler l’olive Kalamata… Amen.
Alors, oui, bon, c’est le temps de la confesse. Je me dois d’avouer que, vous les fanas du feta, vous qui ne voulez jamais payer d’extra mais qui vous en donnez à cœur joie d’engueuler la jolie caissière, je vous adore. Vous êtes si déterminé, quelle ambition, honnêtement! Vous le voulez ce feta et vous avez décidé, comme un grand, que vous l’aurez, sans supplément d’ailleurs. Vous qui êtes si hardi et intrépide, vous qui relevez le nez, faites la moue, rechignez un peu plus, à gauche et à droite, je vous adore! Vous qui êtes si radin, mon dieu, je vous admire du plus profond de mon cœur.
Et parlons-en d’être radin. Le fanatisme du feta tellement 2005, on passe évidemment à celui de la deuxième, voire de la troisième sauce. Malheureusement, vingt-cinq cents, je vous l’accorde, c’est vraiment la mer à boire car ces fameux vingt-cinq cents ont passé sur la tapisserie taxable de votre tout dernier Louis Vuitton ou encore, dans les derniers carats de vos gros cailloux. Il va de soi, évidemment, que l’extra de la deuxième sauce, eh bien… D’ailleurs, paraît que le festival de l’excuse pour soutirer une autre sauce à la jolie caissière bat son plein ces temps-ci. En effet, on me dit justement que le problème des subventions est finalement réglé.
Laissez-moi également vous dire qu’il me fait constamment plaisir, un plaisir festif de yaourt et de concombre dans la bouche, oui, de découvrir la gastronomie grand luxe comme la sauce aux trois poivres, le caviar, le filet mignon, la vinaigrette au bleu et la tisane au miel et aux cinquante et une herbes. Vous m’ouvrez sur le monde un peu plus chaque fois, moi qui ne connaissais avant que la sauce piquante, le bœuf compressé, la vinaigrette italienne et le thé noir. J’ai la tête qui tourne dans cette myriade de nouveaux aliments exotiques. Il faut l’admettre, oui : je vous en suis tant reconnaissante que je vous baignerais dans une pluie de feta fondu.
Pour finir, puisque toute bonne chose a une fin, et surtout la tzatziki du petit, petit godet qui, d’ailleurs, n’est jamais assez rempli, je tiens à vous dire que je désire avidement devenir comme vous. Si j’étais un homme, j’adorerais être aussi mou que vous, aussi marché dessus, aussi pliant, aussi paumé. Malheureusement, puisque destin oblige, je me contenterai donc d’être une femme indépendante, en contrôle, supérieure, trésorière, radine, leader, rechigneuse mais élégante… Vous m’avez donné une chance, un futur, une vie. Ah! Ce que je vous adore, vous et vos idées de grandeur!
Très sincèrement vôtre,
La jolie caissière
PS. Oui, c’est vrai qu’il fait chaud devant les fours et les brûleurs à gyro.
PS 2. Oui, c’est vrai que le comptoir bouge. Vous m’avez d’ailleurs écrasée en vous y accoudant.
PS 3. Les toilettes? Juste avant le Tim Hortons, à gauche.