18 novembre 1982, 13:28.
Seule dans ma tête et dans ma peau. Y’a personne. Plus personne. Vingt-six ans et seule, vingt-six ans et saoule.
Assise dans le coin du mur, je sens mes fesses qui veulent défoncer la galerie, percer la nappe phréatique et pénétrer le cœur du monde. Moi, Anne-Marie Élisabeth Desroses-Bergeron, le cul vissé sur le noyau terrestre. Je suis puissante, je suis plus grande que tout.
Je plisse les yeux, comme si mes paupières étaient une paire de pinces qui allaient redresser mon regard et le diriger vers ce petit point blanc qui avance vers moi. Ce perce-neige, c’est toi. Ma sœur, mon amour.
Je plisse encore, encore. Jusqu’à ce que ma vision soit troublée par cet affreux duvet qui couvre mes joues. Une forêt de bouleaux.
Trente mètres. Vingt-neuf. Vingt-huit. Vingt-sept mètres et je me lève. Pliée en deux, mon coccyx pointe vers le nord. Le Saint-Esprit vit en moi.
Mon estomac vide est rempli de souvenirs de nous deux. T’avais dix ans quand maman m’a eue. C’est magique, être la p’tite dernière. Tu connais, de toute façon.
Puis une mère malade. Une sœur aimante, une fille nomade.
Debout dans mon coin, je te regarde avancer. Cette démarche, je la connais. À mille miles, je pourrais reconnaître le bruit de tes pas.
Vingt-cinq mètres et je pivote. Je souris aux nuages gris qui enveloppent la ville et je cours. Je cours, je cours.
Deux cent mètres et je me retourne. Je te souris, mon nuage à moi. Tu t’arrêtes. Tu te penches sur tes genoux. J’arrive même à voir la vapeur s’échapper de ta bouche tellement ton souffle est chaud. Ton souffle d’orage, ton souffle arc-en-ciel.
Deux cent mètres, pas un pas. Je ris. Ma gorge de coquelicot se dresse vers le ciel. Le monde est entre mes mains. Tu rages, tu bouillonnes. Je suis grande, je suis forte.
18 novembre 1982, 13:28.
C’est papa qui m’a envoyée ce matin. Je le regardais crouter sur son lit d’hôpital, branché de partout, les yeux cernés, la bouche pincée. Impuissant. J’avais le cœur en quarantaine.
J’avance, j’avance. Petit point noir onyx au coin du mur. La tête rentrée entre les épaules, tes épaules de roc juchées sur un corps de dentelle. Tes mains anguleuses s’agrippent à tes chevilles comme celles de l’alpiniste qui tient sa prise. Impossible à déloger.
Ton corps en ribambelle se déplie tranquillement. Le craquement de tes os résonne dans mon être depuis cette fois où je t’ai retrouvée dans ton appartement de la rue Sainte-Claire. Plus de sœur. Une brindille. Une ombre seulement. Un squelette peint à la main. Deux ans d’absence et tout ne revient pas.
Ton regard semble se fixer sur moi. Un regard gris, un regard noir. Un regard de faucon. Je fige. Je sens mes céréales qui rebroussent chemin. Mais je continue, je continue.
Suis-moi, ma sœur. Suis-moi.
Un sourire se dessine sur tes lèvres. Un sourire qui crève le ciel. Ton corps cagneux se raidit et tu décampes. Tu cours, tu cours.
J’essaie de te suivre, mais je n’y arrive pas. Tu cours à l’infini.
Je m’arrête, tu t’arrêtes. Tu te retourne vers moi. Tu ris, je pleure. Ton rire éclate le verre et fait ondoyer l’eau du fleuve. Une rage incandescente s’échappe de ta gorge.
Ma soeur. Mon amour. Me suivras-tu?