Voici le texte que j'ai présenté hier pour le concours "Des pas dans la ville" de la faculté de littérature. J'ai dû le chopper considérablement pour respecter la limite de 600 mots, et il se pourrait que j'en produise une extended version plus tard. Ce texte a été écrit en étroite collaboration avec Eugénie, qui a corrigé, révisé, reformulé, et même composé certaines parties du texte. Sans elle je ne serais jamais arrivé au résultat que vous allez lire, et je dirais même que je n'aurais jamais participé au concours in the first place (autant en me motivant à produire un texte qu'en participant elle-même à la rédaction).
J'aurais aimé recueillir vos commentaires avant la date de remise, mais je pourrai en tenir compte pour la re-rédaction (ce qui est, au fond, tout ce qui importe).
Note : c'est le premier texte que je poste sur ce forum et que j'ai la prétention de qualifier de "littéraire", les autres étant plutôt des débauches d'écriture peu travaillée et encore moins inspirées.
Le grand pas
Les gratte-ciels, quelque utilité pratique qu’on leur assigne, remplissent une fonction symbolique plus essentielle encore. Le mot « gratte-ciel » lui-même témoigne de cette intention manifeste : frôler le divin, le vrai, l’intemporel. Atteindre l’inatteignable.
Les gratte-ciels, tel que je le perçois maintenant si clairement, reflètent une angoisse non-assumée face à cette glaciale impossibilité qu’est notre vie. Au nom de ce que nous appelons « progrès » – progrès qui ne sera jamais plus qu’un édifice d’illusions – l’homme renie sa propre identité et s’entête à bâtir toujours plus hautes les tours de sa prétention.
La chute n’en sera que plus brutale.
Et de me trouver, là, maintenant, perché sur l’épaule de ce colosse de béton et d’acier qui fait la fierté de mes concitoyens, je me sens au-dessus de ces manigances puériles. Comme ce vent glacial qui gifle ma peau, la vérité me frappe de plein fouet, avec toute la clarté et l’exigeante certitude que l’on puisse espérer d’une vérité aussi primordiale que celle-ci.
De cette hauteur, l’étendue du mensonge humain s’offre à mon regard. Des gens de tous les âges, de toutes les croyances, défilent dans les rues, chacun comblant le vide à sa manière. Des gens aux opinions variées, aux rôles divers, aux habitudes distinctes. Des gens qui, malgré leurs différences superficielles, ont en commun une faiblesse : celle d’ignorer l’écho dissonant de leur âme fracassée, le vide, lourd sur leur cœur… L’intuition d’être l’œuvre inachevée d’une puissance inconcevable.
Je partage avec eux le fardeau de notre condition. Je les observe de haut, non pas par vanité, mais d’un regard paternel, bienveillant : leur innocence a quelque chose de touchant, et leur ignorance m’apparait presque enviable.
Presque.
Au bonheur virtuel, je préfère l’abyme pénétrant de vérité. Je suis sans espoir, certes, non pas de ne plus pouvoir m’accrocher à un rêve, mais bien de m’en départir volontairement. Vivre d’espoir, c’est travestir son humanité.
Les voies de l’évasion sont multiples. Mais la voie de l’humanité, unique.
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule à mon reflet dans la vitre. L’homme que j’y aperçois semble en parfait contrôle de lui-même. Dans ses yeux pénétrants réside toute la profondeur du drame humain. Sur son âme pèse le fardeau d’une humanité impuissante; et pourtant, un fatal sourire, marque d’une inébranlable assurance, relève le coin de ses lèvres comme pour insulter, dans un ultime affront, cette vie qui nous trahit.
L’homme du reflet n’a plus peur.
À la silhouette souriante, une autre s’ajoute; celle-là est crispée d’angoisse. Son visage tordu, sa main tendue vers moi, ses incitations qu’il veut cajoleuses malgré sa voix qui tremble. La terreur qu’il ressent présentement est toute égoïste : ce n’est pas ma réaction qu’il craint, mais bien que, par elle, je lui crache au visage une vérité qu’il se refuse à considérer.
Mon regard passe d’une image à l’autre… Je me demande laquelle des deux est le reflet d’un homme.
D’un pas assuré, je bascule hors de l’existence.
Certains diront que j’ai fait le grand saut. Le saut, le vrai saut, chacun le fait, lorsqu’il abandonne sa vie aux passions, à Dieu, ou à quelque cause morale ou politique. Lorsqu’il cesse de vivre.
Moi, je n’ai fait que mettre le pied à terre. Seulement, je n’ai pas trouvé sol où poser mon pied. Force est de constater qu’il n’en existe aucun.
Si mon corps chute, mon âme s’élève.
Si mon souffle cesse, mon esprit se libère.
Si ma conscience s’éteint, ma liberté s’affirme.
La mort. Le seul défi digne de mon humanité trop ambitieuse.