Un grand verre de lait bien froid se paie ma tete a la va-vite.
Debout entre le pot de confiture a la fraise et le petit panier de fruits, sur une ile dans une mer de ceramique carrelee, si altier, si suffisant, si... frais. Et moi, pauvre type, devant, a me prendre les pieds jusqu'aux genoux, a me prendre la tete jusqu'aux epaules. Il parle et je ne sais pas d'ou sortent les sons. Je ne vois pas la bouche.
La nuit, c'est le reveil quise paie ma gueule avec ses chiffres brillants qui me font des grimaces. A huit heures, c'est le lait.
Petit, j'adorais le lait. Avant, j'adorais aussi le lait. Me servir un grand verre de lait bien froid faisait partie d'un de ces petits plaisirs de la vie qui paraissent si banals, nais dont vous ne voudriez jamais avoir a renoncer. Et maintenant, je ne sais plus trop si j'aime le lait et meme si j'ai deja vraiment aime le lait a un moment ou un autre de ma pauvre existence.
Mais tout de meme. Je m'en sers un verre chaque matin sans faute. Pour voir. Juste comme ca. Oh, je ne le touche jamais. Du moins, ca n'est pas encore arrive. Et donc, je le pose la, au milieu du comptoir, bien centre, en vue, rempli a ras bord et je vais m'asseoir devant, a la table. Les cereales gemissent un peu; elles s'hydrateraient bien un peu de temps en temps au lieu de se faner comme le vieux bouquet du salon.
Moi, le menton haut et les yeux qui n'ont pas froid, ils font semblant mais ne leur dites pas que je vous l'ai dit, j'affronte ce petit bijou dans un combat mains nues sans merci. Or ce matin, c'est etrange; il fait la moue. Il ne veut pas se battre, le vil chenapan. Le poltron!
...il se moque quand meme bien de moi, je ne sais pas comment il y arrive. Sans gene, sans retenue, il se marre bien. Me defie de l'approcher, de le prendre, d'y poser mes levres.
Je ne sais pas ce que j'ai contre le lait. Honnetement. Je vous l'ai dit: j'ai deja adore le lait. Vous savez, les gens stoppent souvent leur consommation habituelle d'un certain aliment a la suite d'un traumatisme directement relie. Par exemple, depuis la fois dont je me souviendrai jusqu'au tout dernier de mes jours ou j'ai malencontreusement trouve un minuscule ver blanc dans mes brocolis, je n'ose plus toucher a cette monstruosite boursouffflee.
Oui, pour vrai, meme si, comme mon vieux m'avait dit dans un elan de tendre compassion le soir de la fatidique trouvaille, des vers, j'en avais probablement mange une cinquantaine avant et en mangerais tout aussi probablement des milliers apres, brocoli ou pas brocoli. Mais bon que voulez-vous? Un traumatisme est un traumatisme et fait est que je n'ai pas mange de brocoli depuis la troisieme annee.
Et pour ce qui est du lait, me direz-vous? Eh bien, je n'en ai pas la moindre petite idee. Je n'en sais tout simplement rien. Non, ce n'est pas un de ces machins qu'on ne veut pas s'avouer, un truc qu'on a repousse tout au fond de sa memoire. Non, je ne suis pas un des ces pauvres types a la vie dechiquetee et a l'ame enterree qui attendent toujours que la fille de leurs reves revienne dans leur appart en carton en fixant desesperemment un spaghetti tout croute. Je ne suis qu'un pauvre type et mon parcours amoureux ne comporte aucune de ces histoires sordides au coeur meurtri. Je ne suis qu'un pauvre type et je n'aime pas le lait, un point c'est tout.
//
A onze heures, le lait se moque encore. Je ne le vois pas tout le temps parce qu'il faut bien travailler et que donc je travaille, alors quand j'entre dans la cuisine, il sait en profiter. Je bosse jusqu'a treize heures encore dans l'antre et finis par me faire un sandwich au jambon vite fait bien fait avant de daigner enfin sortir faire les courses.
Au marche, j'achete un litre de lait parce que je l'ai fini ce matin et lui ai fait remplir son dernier verre. Je surveille toujours les speciaux dans les circulaires du mercredi, mais curieusement, le lait n'est jamais en rabais. Je jette toujours un coup d'oeil dans l'allee, juste pour voir. Un peu en rogne mais quand meme bien dispose, je lui fais faire un tour d'allees en panier d'epicerie et finis par me resigner a aller payer mes emplettes apres avoir laisse trainer mes baskets au milieu des cereales et des biscuits.
A quinze heures, rentre a la maison. L'ennemi tient bon. La porte du bureau est entreouverte. Je vois la lampe toujours allumee et la paperasse bordelique. C'est un champ de guerre et je n'ose plus y entrer. Enfin, pour le reste de la journee, ou de la semainem sait-on jamais. Je traine les pieds dans l'appartement en quete d'une activite au moins a demi-intelligente et j'entends presque les ricanements du lait a l'autre bout.
Je finis par m'affaiser sur le divan, bouquin a la main, main qui finalement glisse hors des pages du livre a la recherche de la telecommande dans les rides en peluche. Victoire et voila la reprise du match de hier soir qui defile sur l'ecran.
Dix-sept heures et je me leve enfin d'un pas decide, bien determine a en finir avec cette histoire. Je m'empare du lait. Il a tourne et retourne plusieurs fois depuis plusieurs heures. Je crois meme l'entendre supplier, plaider sa cause, se repentir. Un air triomphant plaque sur ma figure, je le deverse enfin dans l'evier. Il fait une jolie voie lactee dans la cuve. Ouah! Je m'applaudis.
Une cle dans la serrure. Un clic, un declic. Elle est revenue, m'embrasse, depose son sac, enleve ses bottes, accroche son paletot. Et se dirige evidemment vers la cuisine comme elle le fait depuis quelques semaines. Elle constate, fronce les sourcils. Secoue la tete. Mais sourit tout de meme.
Ben quoi? je dis. Faut ben que je me trouve de l'inspiration a quelque part...