Très chère caissière du Vieux Duluth express,
Il m'est singulièrement impossible de décrire l'émotion que j'éprouvai à l'instant même où mes yeux aveuglés de larmes parcoururent difficilement votre missive. Reconsidérons. Donc, en des mots que vous jugerez probablement assez simples, une immense indignation m'inonda l'estomac. Un comptoir qui bascule sur l'orteil, quelle blessure ! Il me fit de la peine, une peine de yaourt aux concombres dans la bouche, une peine mortifiante, oui, qu'on s'adresse à moi aujourd'hui, non pas en tant que partie d'un tout, mais en tant qu'un tout.
Car pour vous, nous sommes tous les mêmes : des clients bêtes, affamés, grossiers. Laissez-moi vous expliquer au moins qui je suis, de manière à ce que la prochaine fois que le besoin d'exploser surgisse, votre haine soit canalisée vers la véritable source de votre malheur, si vous parvenez un jour à l'identifier.
Premièrement, sachez que je suis, à quelques détails près, très semblable à vous par ma profession et tout ce que je dois endurer pendant une journée de travail. En tant que vendeur de chaussures, pouvez-vous imaginer à quel point il peut être difficile de satisfaire un client ? Certains m'envoient presque promener lorsque je viens leur offrir de l'aide alors que d'autre se plaignent à haute voix du manque de service lorsque, par je ne sais trop quel miracle, notre minable commerce se retrouve inondé de dames âgées, surtout pas pressées, cherchant toutes LA bonne paire de bottes. Et attention si celle qui leur plait coûte trop cher, car à ce moment-là, j'ai droit en prime à une séance de "Dans mon temps..." et de "les jeunes de nos jours...". Je vous épargne aussi la présence ô combien stressante de mon patron qui se poste dans le coin du magasin en croisant les bras, nous contemplant comme des véritables incapables. Encore heureux suis-je lorsqu'il se contente de rester immobile à nous mépriser du regard : je garde en mémoire les quelques fois où il m'a pété une coche, interminable sermon où s'harmonisaient dans un tourbillon de colère moustachue insultes grossières, leçons de marketing pour les nuls et postillons abondants.
Inutile de vous dire que, lorsque l'heure bénie (que dis-je... la DEMI-heure!) de dîner qui m'est allouée arrive enfin, je n'ai plus qu'une seule idée en tête : oublier cette vie que je déteste. La meilleure façon pour moi d'y arriver est soit de me retrouver dans une situation où je suis totalement en contrôle, soit de me retrouver dans un état de jouissance tellement intense que j'en oublie ma tristesse. Pour un effet encore plus efficace, j'ai même trouvé un moyen de combiner ces deux circonstances : le Vieux Duluth express.
En effet, au moment où je commande, je peux enfin laisser libre court à mon désir de liberté. Enfin, c'est moi qui dirige ! Enfin, des gens doivent se plier à mes envies ! Pendant le bref instant où je passe ma commande, je suis quelqu'un d'autre, et j'en suis heureux. Et vous, jolie caissière, vous me souriez. Pour la SEULE PUTAIN DE FOIS dans ma journée, quelqu'un me sourit. Peu m'importe que ce sourire soit forcé : je paye pour votre soumission. J'ai même le plaisir jouissif de décider si vous méritez un pourboire ou non. La plupart du temps, je ne laisse qu'une quantité insignifiante de monnaie, de manière à vous montrer, non, à montrer au MONDE ENTIER, à quel point je l'enmerde !
Ensuite, c'est la phase numéro deux de mon extase quotidien : mon cher, mon doux, mon somptueux, mon fromage feta adoré ! Quel délice... le plaisir qu'il procure à mes papilles et à mon être tout entier parvient à chasser de moi ces sombres pensées. Puis, le moment le plus décourageant de ma journée : ma fourchette en plastique écorchant le fond de mon assiette vide. L'instant précis où je comprends que je devrai encore attendre 24 heures avant de ressentir une parcelle de bonheur.
Comprenez donc que je ne suis que le maillon précédent d'une chaîne de haine dont vous êtes malheureusement à ma suite. De qui provient-elle, cette haine, je l'ignore, mais je suis incapable, comme vous, de l'encaisser aussi courageusement. Je vous pris donc de m'excuser à l'avance pour toutes les prochaines fois où je viendrai me plaindre de l'extra pour la deuxième sauce, vous écrasez en m'accoudant au comptoir pivotant, vous engueuler pour votre manque de connaissance du menu, ou toute autre fois où vous considérerez que je vous aurai manqué de respect.
Désespérément vôtre,
Fred, vendeur de chaussures