C'est aujourd'hui qu'on recoit enfin la commande des nouveaux kayaks. Ca fait des semaines qu'on l'attend, des mois qu'on se fait narguer par la pub et les promos et des jours qu'on en reve. On va enfin pouvoir les voir en vrai, promener nos doigts sur la peinture et faire semblant, pendant que le patron nous surveille, qu'on veut les vendre quand tout ce qu'on veut reellement, c'est les garder pour nous. Pour le plaisir des yeux et de tous les autres sens. Pour pouvoir en rever tout eveille.
On fait chacun notre choix, on choisit celui pour lequel on va se permettre de revasser encore un peu plus, celui pour lequel on va essayer d'etre raisonnable durant la prochaine session, pour lequel on va compter nos cents et accepter les heures sup sans trop raler.
On voit deja les vacances et les grandes aventures. On entend deja l'eau et la peau frissonne. Mais ce n'est que janvier...
Il commence a prendre la poussiere. Personne n'en veut. J'essaie, ce n'est pas faute de vouloir, mais aucun preneur. J'en vante les nombreuses qualites et merites autant que possible, mais rien a faire. Peut-etre que l'enthousiasme zele, ben, ca effraie les clients...
Aucun mordu, aucun pro, personne n'en veut. Peut-etre qu'il est juste trop bon, trop performant. Trop cher, aussi, il faut se l'avouer. Si, je me suis bien promis de l'adopter si personne ne l'avait acheter d'ici la fin du semestre, mais j'ai bien peur que mes maigres economies n'y parviendront pas, meme pas avec mon rabais d'employe.
Ses formes et ses couleurs me hantent et parsement mes nuits comme une maitresse. Je crois que je vais devoir abandonner l'idee. Ca me fait mal au coeur, mais c'est ca ou je dis adieu au loyer... Des reves, y'en aura d'autres, que je me dis. C'est toujours ca de pris quand y'a pas mieux.
Bientot, on ne le verra meme plus.
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Wow! ce qu'il est beau! Tout bleu comme le ciel et effile comme un vermicelle. C'est Papa qui me l'a offert pour mon anniversaire. J'ai hate de le arader devant mes amis. Ils vont etre verts de jalousie!
Papa dit que je vais pouvoir le sortir des mai. Ca me fait un peu peur. A vrai dire, je n'en ai jamais fait. Papa dit qu'il va engager un professeur pour me montrer comment faire parce que lui, il n'aura pas le temps, mais il l'aurait fait, c'est sur. Il etait super doue, Papa, quand il etait plus jeune. Il y a plein de photos sur la table du salon. Et plein de prix et de rubans multicolores au-dessus de la cheminee.
Maintenant, il n'a plus le temps de s'amuser. En fait, on le voit rarement a la maison. Maman dit que c'est parce que le temps, c'est de l'argent et que quand on s'amuse, on depense trop. Moi, au moins, j'ai encore le droit de m'amuser; une chance! Mais Papa, lui, il fait dans l'immobilier, alors il n'a plus ne minute a lui. Il arrive a loger plein de gens dans sa journee. Cest un vrai heros, mon Papa.
Je ne veux plus jamais y retourner. Je ne veux plus jamais mettre le spieds dans cet endroit infernal. L'eau est entree partout dans mon corps, dans mon nez, dans ma bouche, jusque dans mes poumons. Ma peau est bleue, mon sang est glace et mes orteils menacent de tomber.
Le professeur n'a meme pas daigne appeler les secours, disant que c'etait normal, que ca arrivait a tout le monde la premiere fois et que de toute maniere, il etait parfaitement qualifie pour s'occuper de ce genre de situation. Eh bien, moi, que je lui ai dit, je ne suis pas tout le monde. Et que merci pour rien, c'etait la seule, la derniere fois.
Mes dents claquent et mes genoux tremblent. J'ai froid, j'ai si froid. Je ne sais pas ou est passe le kayak. Le professeur a voulu le rattraper quand j'ai fait ma chute, mais j'ai gemi si fort et si desesperemment qu'il a accouru a mes cotes, un peu a contre-coeur, laissant cette chose infecte se faire avaler par les rapides.
C'est bien fait pour elle.
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Encore une merde qui vient d'atterir ici. Y'en a marre! C'est pas un depotoir, y'a des gens qui habitent ici! Pas la peine de jeter toutes vos ordures chez les auters. C'est pas parce qu'on a pas les memes revenus, la meme education, les memes activites du vendredi soir qu'on est des moins bonnes personnes, j'vous le dis.
Bon, qu'est-ce qu'on va faire de celle-ci, hein, Jack? Y'a plus de place pour leur foutu bric-a-brac. Faut vivre, nous aussi! Mais... je crois qu'on pourrait lui trouver un beau coin. Tu pourrais lui jouer un p'tit air, judith, juste comme ca, pour lui remonter le moral un peu. Parce qu'elle a l'air un peu triste, tu trouves pas? Un peu fatiguee aussi et tout ecorchee sur son flanc. Elle devait etre fichtrement jolie avant, avant...
Dis, Evelyne, on peut la mettre avec toi pour un bout de temps? Juste le temps qu'elle s'habitue aux gens, a la place, a la vie, la. Parce que j'ai pas l'impression qu'il y a quelqu'un qui va venir la chercher jusqu'ici. Personne ose s'approcher. Parait que c'est hante ou une drole d'histoire du genre. Ah, pauvre p'tite...
On n'est pas bien comme ca, hein, Angie? Toi, moi, Jack, Judith pis Evelyne, on va faire la plus belle des familles du monde. Quand on y pense, c'est drole que je t'aie donne un nom comme ca. En fait, c'est pas trop juste. Moi, je me souviens meme plus du mien. Ca fait longtemps que quelqu'un m'a appele par mon nom.
Ben, c'est vrai que ca fait longtemps que quelqu'un m'a vraiment parle... Des fois, je me demande si j'ai deja eu un nom ou si y'a deja eu un avant tout ca. Si j'ai deja ete quelqu'un, ben, quelqu'un d'autre. Quelqu'un de bien, la, comme eux, comme le reste.
Pis apres, je me dis que je pourrais pas etre mieux qu'ici ou je suis la. Avec toi ma belle, avec Jack et Judith qui nous jappe et qui nous gratte des chansons de blues pis avec Evelyne qui nous parle d'un autre monde qui parait si loin, et d'une vie qu'on avait avant.
Angie, t'es ma maison, t'es ma vie pis je suis content en maudit que tu nous sois tombee du ciel, surtout quand le bon Dieu a de la peine comme ca.